La mémoire haïtienne est-elle courte?

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Par Leslie F. Manigat-Exigence d'historien: non la paille des mots, mais le grain des idées, des faits, des actions et réactions, bref, des conduites individuelles et groupales, et des mentalités collectives avec les croyances spirituelles des civilisations concernées comme par exemple ici la civilisation haïtienne entendue comme le complexe intégré des ethno-cultures amérindienne, européenne et africaine constitutives.

C'est de ce substrat qu'émergent les faits de mémoire collective comme les tremblements de terre du Cap en 1842 et de l'Anse-a-veau en 1 dont les souvenirs tissent la psyché haïtienne d'antécédents et de précédents douloureux.

Un mois après l'horrible catastrophe du 12 janvier 2010, les seules consolations dans la méditation triste imposée par les circonstances, sont de nous bander le moral solidairement pour la reconstruction modernisatrice d'une nouvelle Haïti, cette patrie que nous ne saurions laisser mourir.

Providentiellement survivant avec ma femme, ma famille et mes proches, mais ayant eu à vivre la cruelle amertume d'assister à l'inhumation de ma nièce et filleule Yolaine Manigat Heurtelou Lhérisson, j'ai pu faire le premier, je crois, dès le 14-15 janvier dans l'internet, mes suggestions des mesures urgentes d'impact psychologique, symbolique, socio-économique, culturel, religieux, de sécurité de l'état et de salut public, esquissant le profil d'un avenir souhaité à court, moyen et long terme selon moi, en invitant les autres à en faire autant pour la promotion de l'intérêt national.

Et puis, il m'a semblé devoir recommander, outre les actions salvatrices d'un « Conseil Supérieur » de 12 membres (les 12 apôtres représentatifs et mobilisateurs des forces vives de la nation) et d'une « cellule de crise » pour le coiffer, vu le constat de la défaillance à la tête de l'Etat, de nous refugier dans les réflexions sur « les choses de la vie et du destin » pour peu qu'on puisse penser au-delà du végétatif, dans la prière pour ceux qui croient, et dans la musique de circonstance endeuillée pour les mélomanes interprétant le mot de Verlaine en littérature: « De la musique avant toute chose ».

Mais la vie intellectuelle garde ses droits dans l'évolution de l'esprit public et peut saisir l'occasion de l'actualité qui passe pour se livrer à l'histoire immédiate du passé-présent.

C'est ainsi que j'ai eu l'idée de profiter du rappel soudain d'une contre-vérité trentenaire dans notre histoire d'antan, pour récidiver dans une réfutation personnelle défensive contre une falsification récente de la vérité et en pro de mon action à la tête du gouvernement du 7 février au 19 juin 1978. Non pour la gloriole d'une seule défense individuelle, mais dans une « apologie pour l'histoire et la vérité ».

Livrons-nous donc à l'exercice de faire de l'histoire en un « divertissement intellectuel » dont j'aime emprunter l'inspiration du genre à Blaise Pascal.

Non une distraction mais une détente dédiée à la recherche sérieuse de la vérité.

La mémoire haïtienne est-elle vraiment si courte pour que ce soient les catastrophes qui soient capables de la réveiller?

L'opinion est assaillie de prédictions scientifiques des savants étrangers et haïtiens qui ont averti de l'imminence de désastres naturels que nous avons laissé se produire sans mesures préventives ni même d'ailleurs curatives, dans notre mentalité attentiste que la manne nous tombe du ciel. Certes quand il s'agit de tremblements der terre, on a l'excuse que c'est un « act of God » comme on dit, c'est à dire un fait dont on ne peut pas empêcher la production, mais le suivi, comment le gère-t-on chez nous?

Est-ce à l'occasion de ce « sursaut collectif » que nous avons tant de fois demandé au pays qui préférait faire le silence en laissant les catastrophes s'accumuler - une dame de nos amies aimait à dire: se youn peyi lè yo pa kapab di ou pas gen reson, yo pe sou ou » -.

J'aime l'expression « Yo pe sou ou » (on fait le silence sur vous en ignorant vos dires et faires), comme si vous n'aviez rien dit ni fait, quand on ne fait pas pire en vous empruntant vos idées et expressions, sans vous citer, en un plagiat intellectuel des plus courants chez les auteurs les plus fertiles, plagiat dénoncé récemment encore à satiété dans les forums et débats publics de l'internet.

Des initiatives individuelles spontanées révèlent cependant la bonté ingénue et native de la nature sociale haïtienne, mais d'une minorité qualitative qui témoigne pour les autres mais reste une minorité agissante dans un contexte des espoirs amorphes de la majorité nationale qui, selon son mot favori expressif de faux espoirs, attend son tour de « recevoir » car un jour appartient au chasseur mais un autre appartiendra au gibier, victime patiente de l'existence d'un « plan de Dieu ».

Cette mentalité est typique du comportement « prévalant » dans une société traditionnelle allergique au changement structurel des mentalités collectives et habituée au penchant naturel à tendre son « coui » (son escarcelle » à remplir par les autres comme d'un dû).

Mais il y a eu le 12 janvier et depuis lors, comme j'ai eu à le dire, plus rien dans ce pays ne sera comme avant.

Pleuvent drus les propositions et plans de rénovation nationale dont certains, individuels ou collectifs, ont une grande générosité de conception et parfois un nombre impressionnant d'articles signés de têtes pensantes connues du landernau politicien.

Le sursaut collectif frappe-t-il à la porte?

A quelque chose, le malheur du 12 janvier serait donc bon ?.

Prenons acte de toute cette panoplie de prescriptions diagnostiques et curatives pour le changement dans le sens du renouveau modernisateur en faveur d'un projet cohérent de re-création d'un espace politique animé par des noyaux efficaces porteurs de la relève intergénérationnelle assuré d'une substitution heureusement en préparation, et dont je suis bien placé pour porter un témoignage d'espoir comme représentant de la génération sortante qui vient de passer la main, certains de ses membres dans les circonstances récentes de l'horrible catastrophe du 12 janvier.

Mais la mémoire haïtienne est courte même pour des historiens patentés car on vient de me signaler d'avoir entendu une voix connue de cette catégorie professionnelle savante affirmer avec aplomb que depuis 1984, aucun gouvernement n'a fait quoi que ce soit, en dehors de la magie des mots, dans le sens des intérêts du pays national dans le domaine des constructions anarchiques dangereuses pour la sauvegarde du patrimoine naturel, avec les méfaits de l'érosion qui s'ensuivent, autrement dit dans le domaine de la prévention des catastrophes naturels et de la protection des bassins versants du Morne l'Hôpital par exemple.

Au nom de la vérité historique précisément, si facile à fouler aux pieds par défaillance de la mémoire, ce qui n'est pas seulement un péché véniel chez un historien, l'ingénieur Elysée Nicoleau, sous mon gouvernement et dans le cabinet ministériel que j'ai eu le privilège et la fierté de donner au pays comme hommes capables et intègres de l'équipe de février-juin 1978, peut s'inscrire en faux contre cette assertion.

Son Å"uvre porte témoignage combien, à l'égal de ses collègues méritants, chacun dans son domaine et tous sous la direction dynamique et progressiste du timonier de l'heure, s'est déployée avec sa compétence technique, son audace d'homme de modestie mais de fermeté, et de dévouement sans mesure à la chose publique haïtienne spécialement et spectaculairement contre les constructions anarchiques précisément.

C'est lui qui a sauvé techniquement les ponts stratégiques de Bourdon et de la Croix des Missions rénovés en urgence pour la circulation, valorisé les sites des zones écologiques du Morne Garnier et du Juvénat, et qui, couvert de l'autorisation présidentielle expresse, a réalisé au bulldozer l'opération de protection des bassins versants du Morne l'hôpital en détruisant des constructions anarchiques dangereusement édifiées dans cette zone sensible, y compris symboliquement la rectification de la résidence du Président du Sénat, un ami personnel et politique de vieille souche capoise commune.

Peut-être pour beaucoup, ont été plus mémorables sinon plus frappants la conception et les débuts de réalisation de la Route de Carrefour à trois itinéraires de décongestionnement (niveau de la chaussée par la route habituelle reconsolidée et élargie), le niveau aérien de Bolosse à Mariani avec les embranchements de redistribution par zones de résidence, et le niveau maritime par ferry-boat de Mariani au Sud-ouest jusqu'au port d'embarquement vers la Gonâve au Nord-Est sur la route des plages de Montrouis.

Sait-on que le gouvernement avait déjà dédommagé financièrement les premiers riverains de ces artères à partir de la jonction du bi-centenaire avec l'Ecole Ménagère et l'Eglise Sainte Bernadette en direction de Martissant?

Je ferai dans mes « Mémoires et Souvenirs » le bilan de cette politique de travaux publics dans le contexte des plans et des réalisations de notre expérience gouvernementale, si Dieu nous prête vie.
En attendant, je saisis l'occasion pour citer ici-même un exemple concret de cette expérience gouvernementale pour quelques autres champs d'action, en liaison avec notre politique dans le domaine de l'énergie (une raffinerie de pétrole délocalisée pour devenir haïtienne, de Maracaibo aux Gonaïves, et les entrepôts du fuel prévus dans la baie de Fort-Liberté dans le cadre de la coopération haïtiano-vénézuélienne avec en même temps la construction en cours par les services de génie de l'armée vénézuélienne des premiers logements sociaux à Port-au-Prince dans un projet élargi déjà décidé au Cap, aux Cayes et aux Gonaïves ), dans le domaine de l'Education Nationale avec l'arrivée à Port-au-Prince de la première centaine d'appareils à l'énergie solaire pour l'enseignement de masses à distance obtenue de la coopération française, dans le domaine des relations patronat-travail par le fonctionnement inauguré au Palais National par le Président de la République d'une commission tripartite Etat-Secteur prive des affaires- Syndicats ouvriers et paysans.

Une politique de stimulation de la production par l'entreprenariat national en promouvant un modèle de production associant l'agriculture, l'industrie et le commerce dans la même entreprise et ma première visite officielle fut pour l'entreprise « La Famosa » en plaine où Nessir Mourra plantait des tomates, fabriquait des jus, des pâtes de tomates et un ketchup « national savoureux », et assurait l'approvisionnement du marche local et l'exportation dans la région caraïbe voisine.

Un projet du même type faisait compétition imparfaite dans la tomate avec les Brandt pionniers de l'industrialisation haïtienne à partir de la production nationale.

Sait-on que c'est mon gouvernement qui a inauguré le calcul du panier de la ménagère pour, à la fois, une appréciation de la diète alimentaire idéale et surveiller l'évolution des prix des produits de base pour la nourriture et l'habillement.

Il y avait une diététicienne d'Etat dans le personnel au pouvoir.

Un Conseil National de la Recherche Scientifique (CNRS) à l'équipe de direction choisie partiellement et dont certains spécialistes techniciens et professionnels étaient déjà pressentis pour en faire partie, devait être créé en septembre-octobre 1978 sur le modèle français, pour commencer institutionnellement les investigations scientifiques dans trois domaines retenus comme pionniers: les vertus curatives des plantes, les sources alternatives d'énergie éolienne et bio-masse, et les matériaux locaux de construction.

Et puis qui sans mauvaise foi pourrait attribuer à nul autre gouvernement, la création du Ministère des Affaires Culturelles, la création, au sein du Ministère des Affaires sociales, d'un Secrétariat d'Etat de la Condition Féminine, la création d'un Ministère de la Solidarité et de la Sécurité Sociales pour les mouvements fédératifs, les Coopératives, les Mutuelles et les Caisses populaires, qu'on a vite laissé tomber significativement à la chute du gouvernement ! L'association du vodou pour l'inventaire et la mobilisation des ressources en santé physique et mentale était facilitée par la prise de position publique politique des trois fédérations vodoues unifiées en faveur du gouvernement connu comme socio-chrétien sur le plan national et international dans le cadre de l'ODCA (Organisation de la Démocratie Chrétienne dans les Amériques) affiliée à l'IDC, mais respectueux de la liberté des cultes et reconnaissant la spiritualité de la religion populaire à distinguer d'une sorcellerie dont les crimes étaient passibles des sanctions du code pénal. Tel devenait l'état d'esprit d'une bonne partie de la jeunesse qu'un groupe non gouvernemental vint jusqu'à dire publiquement qu'au lieu de l'obsession des belles voitures et des belles femmes à acquérir rapidement, il valait mieux préparer l'avenir individuel, familial et national en se meublant le cerveau.

Comme par coïncidence, le chef de l'Etat, le premier ministre, le ministre des Affaires Etrangères, le chef du cabinet particulier du Président et son médecin personnel avaient fait leurs études supérieures dans les universités françaises, tandis que d'autres membres du gouvernement étaient des diplômés des universités américaines comme ingénieurs, médecins et professionnels de renom.

Il n'y avait pas que les « Ti Koze an ba tonnel » dans la politique de formation de l'esprit public sous mon gouvernement, toutes classes confondues, pour maintenir le pays réel informé par la voix hebdomadaire en créole du Président de la République, de la gestion des affaires publiques, et expliquer les priorités pour s'attaquer aux problèmes à résoudre en faisant comprendre qu'on ne pouvait pas tout faire à la fois mais qu'avec nous au timon des affaires, la marche du progrès modernisateur graduel planifié avait été bel et bien entamée avec succès, détermination et une lucidité réaliste malgré obstacles et épreuves.

Le mot d'ordre présidentiel: Soyons sérieux, annonçait au pays qu'on allait prendre les lourdes responsabilités du pouvoir à cÅ"ur, en élaborant les décisions aux Conseils des Ministres hebdomadaires durant jusqu'à 11h pm, en choisissant les solutions en vertu du principe du Mimimax (rendement maximum au coût minimum), en prévoyant les directives avec les groupes de travail techniques, conscients que gouverner c'est choisir, c'est décider, c'est agir, c.est corriger, et c'est prévoir en des opérations apprises à bonne école et en recherche de l'excellence..

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Essayer de faire oublier ce gouvernement dans un vain silence est peine perdue car ce fut une politique multiforme pétrie dans la glaise du réel vécu historique haïtien.

Essayer de le réduire à sa seule dimension individuelle est également peine perdue même si le personnel politique dirigeant qui m'accompagnait dans l'exercice du pouvoir a heureusement été épargné, et que mon premier ministre Martial Célestin m'a confié beaucoup plus tard, à deux reprises, en présence de parents et amis témoins, que le général Namphy et quelques-uns de sa suite, sont venus chez lui et l'ont fait chercher en vain à la capitale après le coup d'Etat, pour lui offrir la présidence provisoire de la République.

Cette dernière manÅ"uvre des auteurs militaires et civils du coup d'Etat contre moi a échoué.

Mais invraisemblable comme elle l'était, elle aurait été significative de la souplesse d'échine des Machiavels haitiens aux petits pieds pour sortir d'embarras comme les militaires d'après novembre 1987 acculés au moindre mal des élections de janvier 1988 voulues par l'international et par les internationales.

On connaȋt les adversités politiques, économiques, sociales et internationales qui n'ont pas voulu que cette expérience gouvernementale puisse durer, en profitant d'erreurs humaines inévitables liées aux difficultés d'innover dans ce pays sans se voir barrer la route.

C'est depuis le gouvernement devenu inerte d'un Boyer vieilli, jusqu'à la primature de renouveau d'un Martial Célestin déjà patriarche en 1978 - et au delà je veux bien croire - qu'on a érigé en principe le fameux « danger d'innover » inscrit en exergue dans la presse gouvernementale du successeur de Pétion et dans la mentalité collective traditionnelle jusqu'à nos jours dans le contexte post-marxiste et post-noiriste.

D'autres ont appelé cela avec moi le complot de la médiocrité contre la qualité.

Ajouter à cela l'existence dans la tradition haïtienne et dans l'esprit public d'une mentalité encline à croire que le métier d'homme politique relève d'une activité liée à la corruption et au favoritisme immoral et ainsi la bonne politique saine de bien public en pâtit sur le plan de la crédibilité publique.

Tous les politiciens dans le même sac, confondant les hommes politiques et hommes d'Etat avec les politiciens et politicailleurs.

On sait quel effort nous avons dû consentir pour faire comprendre que les affaires politiques sont les affaires de tout le monde, et que les affaires de tout le monde sont des affaires politiques.

J'ai fini par accepter, malgré moi, la réputation de « moitrinaire » ou de mégalomane - De Gaulle en était un - que les malintentionnés ont essayé de m'affubler pour tenter en vain de me laisser inhiber par une réticence pudique quelconque à dire la vérité sans fard ni réserve.

J'ai préféré lucidement, même si ce fut apparemment sur un coup de tête excédé, mettre fin irréversiblement et irrévocablement à un vain effort de quinze ans de leadership politique en service commandé pour la reconquête démocratique du pouvoir par la voie électorale après mon deuxième retour d'exil, d'un ostracisme qui aura duré un quart de siècle au total.

Ma vie continue sous la forme exclusive de ma production intellectuelle, la continuation de mon Å"uvre historique étant ma dernière contribution à une autre forme de combat d'un patriote vertical qui aura jusqu'au bout, comme l'autre, aimé son singulier et pauvre petit pays de « furieuse amour ».Un autre Manigat de plus est passé à l'histoire politique, mais le nom a des racines historiques profondes et nombreuses.

Le crépuscule de ma vie me trouve fidèle à la devise de ma jeunesse: « Vitam impendere vero ».

Consacrer sa vie au vrai, en y ajoutant, le vrai en tant que corolaire du beau, du bon, du juste et de l'équitable.

Une utopie ambitieuse d'un historien-politologue professionnel que j'aurai essayé d'apprivoiser! LFM

Max, February 17 2010, 6:56 PM

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