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Des constipés qui font le beau sur le trône

Jean-Marie Bourjolly

« Et toi, Jean-Marie, dis donc quelque chose, c’est à ton tour de parler de ton pays, nous ne comprenons pas...

» Cela se passait début juillet, dans le restaurant de Rabat où la conférence de mathématiques à laquelle je participais tenait son « dîner de gala

Celui qui m’interpelle ainsi, à brûle-pourpoint, tient le crachoir depuis plus d’une heure.

Je sens le sang affluer à mes oreilles.

D’embarras.

De contrariété.

De lassitude.

Que dire?

Que je comprends encore moins que lui?

Depuis deux jours que je suis au Maroc, je ne sais combien de fois j’ai entendu parler de « formation de cadres de haut niveau », de « développement d’infrastructures », de « mise-en Ã..."uvre des objectifs de l

tat »...

Et il ne s’agit pas de paroles en l’air. Technopole de 200 millions de dollars; port en eau profonde; tramway de Rabat; projet de TGV entre Casablanca et Tanger.

J’en passe.

Tel professeur d’université a les yeux brillants quand il entend le mot « logistique ».

Il cite un rapport de la Banque mondiale selon lequel plus de 4% du PIB de son pays peuvent être récupérés simplement en réduisant les inefficiences les plus évidentes dans les domaines du transport et de l’entreposage.

N’y aurait-il pas moyen de développer un projet de partenariat avec l’UQAM, mon université d’attache, qui mènerait à une « double diplômation » en logistique, me demande-t-il?

La notion d’assistance à pays sous-développé est donc dépassée. On en est à envisager crânement des relations d

gal

gal avec le Premier-Monde même si cette ambition est peut-être un peu prématurée. Prématurée, mais à peine, si j’en juge par la qualité de la conférence et le niveau d’intervention des participants étudiants.

Tel directeur d’une école supérieure d’informatique qui vient de recevoir le feu vert et le budget pour engager onze détenteurs de doctorats au cours des deux années à venir est en passe de rapatrier d’Europe, du Canada et des USA des Marocains d’origine parmi les plus compétents.

En attendant le jour, dit-il, où son pays aura les moyens de débaucher des scientifiques « natifs-natals » de ces pays là en une fuite de cerveaux à rebours.

Bravade?

Il y a quelque vingt ans, peu après la répression des manifestations de la place Tien-An-Men, je dirigeais pour le compte de l’Université Concordia et l

cole des HEC de Montréal l’antenne locale d’un programme pancanadien de formation de cadres chinois en gestion, mis sur pied par l’ACDI: envoi de professeurs canadiens en Chine et recrutement là-bas d

tudiants de troisième cycle à qui on offrait des bourses d

tudes au Canada.

Aujourd’hui, la Chine a rapatrié les plus brillants d’entre ceux qui avaient demandé et obtenu l’asile politique; le nombre d’experts étrangers employés dans ce pays est en croissance exponentielle; et il n

prouve désormais aucun complexe à faire des remontrances aux USA pour la mauvaise gestion de leurs affaires.

On pourrait multiplier à l’envi les exemples de pays de toute taille, de la République Dominicaine à l’Inde en passant par le Maghreb, dont les dirigeants « nagent pour s’en sortir ».

Et pendant ce temps, que font les dirigeants de la république de Port-au-Prince quand ils ne concoctent pas des slogans et des conseils à l’usage des autres?

Avec, ces dernières années, trois agronomes à la tête du pays (deux et fraction à tout le moins), on devrait être en train, non seulement de régler nos problèmes alimentaires, mais de nourrir les pays voisins, n’est-ce pas?

Hélas! Le sous-développement, indépendamment des diplômes, c’est d’abord ce qu’on a, ou n’a pas, entre les deux oreilles.

Que dire donc à ce collègue d’origine algérienne?

Que contrairement à ce qui se passe chez lui, au royaume du Tout voum se do, le savoir est tenu en suspicion, et les cadres les mieux formés dans le Premier-Monde, s’ils ne sont pas franchement et ouvertement indésirables, ne sont pas non plus les bienvenus?

Que nous sommes sans gouvernement depuis plusieurs mois, mais qu’avec ou sans gouvernement, c’est du pareil au même?

Que je troquerais sans hésiter une bonne poignée de nos dirigeants actuels contre son ancien président, celui qui, vient-il de raconter à la blague, ne connaissait que quatre mots d’anglais: « Metro

Goldwyn

Mayer » et « Grrrrr! »?

En pensant à cela, je réalise brusquement une chose qui me surprend: on dirait que le peuple haïtien, dont la créativité n’est plus à prouver, n’invente plus de blagues sur ses dirigeants, président, ministres (dont le primum inter pares), parlementaires et chefs de partis; on dirait qu’il se contente depuis un certain temps de rapporter les énormités qu’il leur arrive trop souvent de proférer. Comme si, la réalité dépassant la fiction, cette dernière devenait sans objet.

Comme si LA blague par excellence, c

tait le simple fait pour ces gens-là de se trouver à la tête de l

tat ou en réserve de la république, et qu’il était inutile d’en rajouter.

On m’accusera d

tre injuste.

Mais quand cesserons-nous d

tre complaisants?

Jusques à quand pratiquerons-nous l’autocensure et assisterons-nous sans broncher, comme tétanisés, à la descente aux enfers de notre pays sous l’action d’une poignée d’inconscients?

Où est passée la mobilisation des énergies qui avait mené au départ d’Aristide?

Pourquoi ne sommes-nous forts que pour dire non ponctuellement et non pour nous propulser dans l’avenir avec un plan bien arrêté?

Quand arrêterons-nous de nous indigner de façon sélective?

Quand en aurons-nous assez de fermer les yeux sur l’imbécillité de celui-ci, d’absoudre les vols ou les meurtres de celui-là, parce qu’il s’agit de Ti-Untel, ou qu’on a grandi dans le même quartier, ou qu’on est all

l

cole ensemble, ou qu’on est du même monde, ou qu’il fait bon rigoler ensemble en prenant un verre comme au bon vieux temps de notre adolescence et des groupes de flâneurs réunis autour d’un pylône électrique â€" ou parce que nous aimons « friter » et ne dédaignons pas de grappiller des miettes même quand elles sont dispensées par les auteurs de fortunes mal acquises, ou parce qu’on ne sait jamais, celui-ci ou celui-là pourrait très bien retourner au pouvoir?

(Après tout, un Cinéas n’occupe-t-il pas un des postes les plus sensibles de notre diplomatie?)

Et on s

tonnera après cela que le pays n’aille nulle part.

Le comble de la complaisance, n’est-ce pas quand nous nous abritons derrière « les hauts faits de notre passé glorieux » pour camoufler notre renonciation à relever les défis de l’ici-maintenant ou quand, en proie à ce prurit nationaliste dont nous avons le secret, nous faisons semblant de réclamer le départ immédiat des troupes étrangères qui « foulent le sol de la patrie de Jean-Jacques Dessalines Le Grand » plutôt que de faire comme les Allemands et les Japonais qui, pas moins nationalistes que nous, ont du moins mis à profit l’occupation de leur pays pour le reconstruire sur de meilleures bases â€" idéologiques, entre autres â€", et rendre pareille « gifle » impossible à l’avenir?

Comptons-nous vraiment être pris au sérieux alors que visiblement nous ne nous prenons pas au sérieux nous-mêmes, que ce soit individuellement ou collectivement?

Quand cesserons-nous de faire comme si gouverner un pays était un divertissement sans conséquence pour dilettantes en proie à l’ennui qui, une fois bien en selle, auront l’indécence de proclamer qu’ils n’ont rien demandé, rien promis?

Que dire donc?

Qu’Haïti est un pays divisé contre lui-même?

Divisé entre intérieur et extérieur; et, à l’intérieur, entre la grande majorité, exclue, entre autres, par l

ducation qui lui est refusée, et une infime minorité qui, seule, a droit de cité?

Divisé entre ceux qui accaparent le pouvoir ou rêvent de le faire et les autres?

Qu’au moment où presque tout le monde va de l’avant en dépit des difficultés, à part le Zimbabwe de Mugabe et quelques autres pays malchanceux, nous nous adonnons à des distractions sur la double nationalité et nous amusons en joyeusetés sur le sexe des anges et leur orientation sexuelle?

Que dire?

Que le pays est tout sauf gouverné?

Et pire encore, que les Machiavel au petit pied qui se partagent le pouvoir sont des champions toutes catégories quand il s’agit d’en bloquer les institutions pour le rendre ingouvernable?

Que ses politiciens se comportent comme s’ils n’aspiraient à rien d’autre qu

arriver au pouvoir et à s’y maintenir, sans considération de résultats et sans même faire semblant de s’attaquer aux problèmes pour la résolution desquels la république, bonne fille, les paie grassement?

J’ai à l’esprit une réflexion attribuée à Deng Hsiao Ping, que je me suis abstenu de répéter jusqu

ce jour par peur d

tre censuré par mes amis du Matin pour cause de grossièreté.

Mais je viens de lire (de relire en fait; je n’y avais pas prêté attention la première fois) sous la plume de David Halberstam, de regrettée mémoire, dans The Fifties, ouvrage tout à fait respectable, best-seller du New York Times à sa sortie, que Nixon, alors candidat à la vice-présidence, avait dit la même chose (je suis en voyage et cite de mémoire): « If you can’t shit, get up and leave the bowl to someone else! » Voilà ce qu’il convient de signifier à ces constipés qui encombrent les allées du pouvoir en faisant le beau sur le trône.

Je n’ai pas trouvé la force de m’ouvrir de tout ce que je viens d

voquer à des collègues étrangers.

Alors je m’en suis tiré par une pirouette verbale tout en jetant machinalement un regard de biais vers ma fille, comme quelqu’un qui vient d’accomplir une mauvaise action et craint d

tre mal jugé.

Je n

tais pas fier de moi, pas fier de lui donner cet exemple de couardise

Bogotá, le 20 août 2008

Linda, September 24 2008, 2:33 PM

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